Comment une série peut en engendrer une autre
Le projet de cette série « Talismans » est né de la rencontre d’abord fortuite entre deux matières industrielles - le papier kraft et le béton - dans le cadre d’un chantier de sculpture. En 1999, j’ai créé pour la commande publique, à Marne-la-Vallée, près de Paris, une œuvre de 7 x 6 mètres, constituée d’une soixantaine de pièces de béton sculpté qui recouvraient un mur curviligne : « Pierres d’éclipse ». C’est au cours de la fabrication de ces pièces que sont apparus les monotypes.
Pour protéger les moules de plexiglas dans lesquels je coulais le béton, j’utilisais un papier brun à fort grammage : une épaisse feuille de kraft à laquelle je donnais la forme d’une sorte de boîtier pour qu’elle tapisse le fond du moule, avec quatre retours perpendiculaires pour recouvrir les bords. À plat, cela avait un peu la forme d’une croix aux branches très courtes. En démoulant les premières dalles, je m’aperçois que ces feuilles de protection, maculées par le béton, présentaient des aspects très étranges, et parfois même si beaux, si étonnants que ces « résidus » m’ont immédiatement semblé pouvoir devenir la matière première d’autres œuvres, aussi intéressantes que les dalles sculptées elles-mêmes.
En imbibant la feuille au moment de la coulée, en la chauffant et en la plissant au moment de la prise, puis en la tendant au cours de la période de séchage, le béton avait métamorphosé le papier en une matière nouvelle, froncée et cuite comme un vieux parchemin, couverte d’empreintes sauvages et de signes obscurs, avec ici et là des traces d’écritures indéchiffrables. Quoique aléatoires, les résultats étaient si probants qu’une fois le chantier de sculpture terminé, je me suis décidé à inverser le processus en créant de nouvelles dalles de ciment dans le seul but d’obtenir des feuilles de papier transfiguré, avec le projet d’explorer systématiquement cette nouvelle technique d’action graphique qui paraissait vouloir donner naissance à une forme inédite de monotype.
Il s’agissait de sculpter et de peindre le papier avec du béton, en laissant s’opérer les miracles du hasard, mais aussi en contrôlant l’expérience par la maîtrise des composants. Ciments blancs, gris, bruns, noirs, ou colorés de pigments dans la masse pour distribuer les couleurs. Poussière de silice, sable fin, gravillons, graviers ou cailloux pour la granulométrie. Bétons liquides ou à peine mouillés, à prise rapide ou lente, à basse ou haute température, pour l’action mécanique sur l’aspect du papier. Barres de métal, règles en acier ou en cuivre oxydés, pour marquer des lignes, mailles de fibre de verre pour créer des réseaux.
Cette première opération a fourni une centaine de feuilles contenant toute la gamme des valeurs, du brun presque noir au gris pâle, et une infinité de singularités de surface, du pli imperceptible à la froissure la plus profonde, de la présence discrète d’un simple film de ciment à l’inclusion de traces épaisses de béton. La seconde phase du travail a consisté à transformer ce matériau en œuvres proprement dites. Déchirures, arrachements, assemblages : en conservant fidèlement la forme initiale et matricielle du boîtier, j’ai recomposé chaque unité par mariages et métissages des feuilles.
Vieux cuirs, fragments de tissus amérindiens ou antiques parchemins, la matière devenait hybride, à mi-chemin du végétal et de l’animal, avec une certaine tendance à évoquer l’espace de la prophétie et de la magie. Béton et kraft : associés l’un à l’autre, ces deux matériaux industriels, modernes et pauvres, presque dérisoires, donnaient naissance à des propositions plastiques à l’allure intemporelle, d’un aspect paradoxalement riche et archaïque. Le travail final a consisté à souligner cette anomalie en intégrant aux formes tourmentées des feuilles les quelques interventions qu’inspiraient les caprices des reliefs : à-plats d’encre pâle ou de peinture acrylique très liquide, tracés à la pierre noire ou au crayon graphite, fragments de feuilles d’or ou de plomb, goudron, cire naturelle.