Le désir d’illisible
Les œuvres intitulées « Messages - Les Amours » dérivent de la série L’Empire du signe qui est la série-mère des propositions plastiques où j’interroge l’inscription du signe comme représentation. Qu’est-ce que le signe en tant qu’inscription contient d’énigmatique dans son rapport à la signification, à la langue, à l’écriture ? Qu’est-ce qui, dans la matérialité du signe, nous oblige à considérer sa plasticité ? Klee disait : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». En quoi l’illisible peut-il contribuer à rendre visible ?
La formule « L’Empire du signe », qui est un hommage au Japon rêvé de Roland Barthes, renvoie aussi à trois idées : l’emprise et l’autorité du signe, sa puissance politique sur toute pensée et toute croyance, la dissémination des signes, l’obsession humaine d’en-signer le réel (inscrire des signes, léguer des traces, apposer sa propre marque) et, en amont de tout cela, le périmètre originaire, le territoire natif du signe, le lieu et l’époque où les premiers signes ont fait basculer la culture dans ce que nous appelons l’Histoire.
Ce désir d’illisible m’est venu, en 1973, d’un choc visuel dans cette région-là : en Syrie, vers la frontière de l’Irak, dans le désert. C’est en conduisant que j’ai aperçu le bloc, sur une hauteur, à proximité de la piste : un cube énorme. Cela pouvait avoir trois à quatre mètres de haut, avec des arêtes très droites. La pierre émergeait d’un banc de sable et de cailloux sur un fond de ciel bleu ultra violent. J’ai arrêté la voiture en contrebas et je suis monté vers elle. C’était un monolithe couvert d’inscriptions pictographiques gravées sur les quatre côtés. Ce bloc, beau à couper le souffle, semblait tombé du ciel ; il avait quelque chose de presque inhumain et, en même temps, je sentais s’en dégager une sorte de bienveillance. Je me suis dit « c’est ça qu’il faut faire ».
Selon Paul Klee « écrire et dessiner sont identiques en termes de racine » (Philosophie de la création in Das Bildnerische Denken). C’est sur cette similarité problématique, et sur la dimension archaïque de cette « racine » que porte mon interrogation. Pour la pensée abstraite, la substance du signe est invisible : une simple capsule translucide du sens. Pour le peintre, comme pour le calligraphe oriental, le signifiant graphique contient un formidable coefficient d’opacité et de lumière qui hante le médium pour faire sens autrement : à travers sa substance, son instrument, l’énergie de son tracé, la matière et l’esprit de son support.
Les arts plastiques ont fait depuis toujours une place considérable au signe et à l’inscription : une place oubliée par l’histoire de l’art jusqu’au lumineux ouvrage de Michel Butor Les Mots dans la peinture, (Skira, 1969) et surtout, peut-être, jusqu’aux textes de Barthes sur Twombly et Réquichot : « Le peintre nous aide à comprendre que la vérité de l’écriture n’est ni dans ses messages, ni dans le système de transmission qu’elle constitue pour le sens courant, […] mais dans la main qui appuie, trace et se conduit, c’est-à-dire dans le corps qui bat (qui jouit) […] Pour que l’écriture soit manifestée dans sa vérité (et non dans son instrumentalité), il faut qu’elle soit illisible » (Sémiographie d’André Masson, 1973). Voilà ce qui était passé inaperçu : la part d’Eros dans l’immanence sensuelle du signe. Et voilà aussi pourquoi ces « Messages » indéchiffrables peuvent être vus, sinon lus, comme des lettres d’amour.
Ce que Barthes découvre dans l’écriture illisible, et qu’il reste seul jusqu’à présent à avoir défini avec autant de netteté, c’est qu’il ne s’agit nullement d’une anomalie plastique, d’un divertissement accidentel d’artiste, mais au contraire d’une voie profonde de la peinture « déjà pratiquée par Klee, Ernst, Michaux et Picasso » et dont la logique perturbante se poursuit, après Masson, à travers les recherches de Steinberg, Twombly, Jasper Johns, Tàpiès, Kiefer et bien d’autres. C’est la logique dans laquelle j’ai inscrit ma propre recherche.