L’ascendant du titre
C’était une après-midi de juillet, dans mon atelier, à Paris. L’atmosphère était tropicale. J’attendais Tella, une jeune comédienne du Cameroun, pour une séance de photos que j’avais programmée, comme une pause, après une longue journée de travail sur une commande publique pour Marne-la-Vallée, « Pierres d’éclipse ». Je venais juste de terminer la mise en forme de trois plaques de bas-relief et j’avais coulé du béton spécial polyphosphate dans trois nouveaux moules, pour la suite du travail. Une fois la coulée terminée, il... [Lire la suite]
L’ascendant du titre
C’était une après-midi de juillet, dans mon atelier, à Paris. L’atmosphère était tropicale. J’attendais Tella, une jeune comédienne du Cameroun, pour une séance de photos que j’avais programmée, comme une pause, après une longue journée de travail sur une commande publique pour Marne-la-Vallée, « Pierres d’éclipse ». Je venais juste de terminer la mise en forme de trois plaques de bas-relief et j’avais coulé du béton spécial polyphosphate dans trois nouveaux moules, pour la suite du travail. Une fois la coulée terminée, il me restait un petit fond de mélange prêt à être utilisé, un ou deux litres peut-être. Dommage de les jeter. C’était un produit très sophistiqué, difficile à préparer, avec des composants assez rares… J’essaie à tout hasard de voir ce que donnerait une manipulation de cette matière à plat, sans moule. Avec une spatule, je l’étale sur un film plastique en imaginant un visage de face, en diagonale, un peu torturé : le petit amas de béton prend l’allure d’une face de Pierrot triste et grimaçant.
Par jeu, j’aggrave la physionomie, la matière réagit bien en enregistrant sagement chaque décision ; pour finir, je lui fiche deux plumes de colombe blanche sur le haut du crâne comme un Sioux ; je creuse les orbites en enfonçant le pouce dans la matière... Le faciès, penché, exprime une sorte d’effroi retenu ou de mélancolie. Que faire de ce portrait inquiétant sans corps ni attache ? Dans l’épaisseur du béton, j’introduis l’extrémité d’une tige : une baguette de bambou de quarante centimètres. Cela pourrait former un cou, ou une silhouette filiforme, ou quelque chose au bout de quoi la tête serait dressée et brandie comme celle des guillotinés de la Terreur ? Je pense à Sade. Finalement non : cette tige un peu flexible ne serait pas une pique, mais le symbole d’un rattachement, d’une domiciliation : il faudrait fixer l’autre extrémité de la tige à un socle un peu cubique, plus lourd que la tête, et qui la relierait au sol. Je me dis que le cube-socle pourrait avoir la forme d’une maison ? Mais alors, il faudrait que la figure soit biface ?
Perplexe, j’en étais là dans ma réflexion, quand on frappe à la porte. C’était Tella, la petite princesse noire qui venait poser pour moi. Elle regarde la sculpture plate en béton et elle dit : « Ah ? Tiens ! Tu fais des têtes de souffrance ? » Moi : « C’est quoi une tête de souffrance ? » Elle : « Ben… c’est ce qui est sur ta table ! Au Bénin on fait des têtes comme ça, pour les gens. » Moi : « Et à quoi ça sert les têtes de souffrance ? » Elle : « Ça absorbe les malheurs. Ça sert à dévier les maléfices. La tête, si tu veux, c’est ton double : elle souffre pour toi, enfin… pour la personne qui la possède. Le sorcier la fait sur mesure. Mais si tu veux en savoir plus, demande à ma sœur : elle, elle sait tout sur les têtes de souffrance du Bénin » Elle riait. Je n’avais aucune raison de douter de ce qu’elle me disait. L’énigme était donc résolue et la question tranchée : ce que j’avais fabriqué, à mon insu, c’était « une tête de souffrance ».
Les paroles de Tella m’ont fait l’effet d’une injonction. D’avoir été immédiatement reconnu et identifié par ce nom mystérieux venu d’Afrique transformait, pour moi, cet essai contingent en une sorte de prototype. J’avais une forme à explorer et à décliner par la mise en œuvre d’un protocole technique à peu près défini : en arts plastiques, c’est ce qu’on appelle un projet de série. La série « Têtes de souffrance », qui n’est pas close, compte aujourd’hui plus de cinquante pièces et a donné lieu, en 2008, à une performance que j’ai réalisée, naturellement, avec Tella, « mère de toutes les têtes ». Voilà donc un cas, un peu exceptionnel mais significatif, où le processus d’intitulation s’est traduit par la transformation de ce qui n’était qu’une expérimentation en l’émergence d’un modèle initial sur lequel pouvait s’imaginer une véritable série : le titre a été « donné » de l’extérieur, mais son ascendant a été assez fort pour que la formulation joue le rôle d’un «révélateur ».
Voir la vidéo du lancement de la revue IntranQu'îllités #2 à la maison de la poésie (Paris 2 déc 2013)